11

 

Hatchepsout et Touthmôsis se mirent en route le premier jour du mois de Mésore. Pendant qu’il l’attendait dans la barque royale, elle se rendit au temple afin de sacrifier un taureau à Mentou. Elle laissa les prêtres en brûler la carcasse et rejoignit son père sur le bateau. C’était une belle journée d’hiver, tiède et légèrement venteuse. Tandis qu’ils s’éloignaient du rivage, l’assemblée réunie sur la berge brûla de l’encens en l’honneur d’Hâpi, dieu du Nil, et jeta des poignées de fleurs sur l’eau.

Hatchepsout et Touthmôsis regardaient la ville s’éloigner. Leur petit déjeuner les attendait à l’ombre de la cabine, dont les parois de toile avaient été relevées pour qu’ils puissent admirer le paysage tout en déjeunant. Hatchepsout poussa un soupir de satisfaction. Elle n’avait jamais quitté Thèbes et tant de nouveauté l’enchantait. Elle se réjouissait à la perspective de ces plaisirs variés et des journées entières qu’elle passerait en compagnie de son père, à contempler le rivage de l’Égypte, bercée par le roulis du bateau.

Touthmôsis était heureux de son bonheur, de l’éclat pétillant de ses yeux, et de se sentir lui-même délivré pour un bon moment des corvées du pouvoir, qui incomberaient désormais à Inéni et à ses vizirs. Les pieds fermement campés sur le pont, la tête en arrière, il humait le vent. Il avait eu l’occasion de quitter Thèbes autrefois, pour guerroyer au loin, ou pour visiter le site des monuments qu’il édifiait, mais il était aussi ému que sa fille et impatient de lui montrer les incomparables merveilles de son pays, véritable don des dieux. Avant qu’ils ne se décident à s’installer dans la cabine, Thèbes était déjà loin derrière eux et le fleuve serpentait doucement à travers les champs inondés et les palmeraies. De part et d’autre, dans le lointain, les collines se profilaient dans le brouillard et une légère brume montait du fleuve à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel. Ils déjeunèrent avec appétit, en échangeant des plaisanteries, puis ils s’installèrent sous un dais dressé sur le pont. Le fleuve faisait une grande boucle vers l’est et les falaises s’éloignaient en direction du désert.

— Nous les retrouverons demain, lui dit Touthmôsis. Elles ne sont jamais bien loin, et c’est une bonne chose, car à elles seules, elles remplacent des bataillons entiers en nous protégeant efficacement des tribus nomades du désert. Dans deux ou trois jours, nous serons à Abydos, lieu sacré par excellence, mais nous ne descendrons pas à terre. Nous jetterons l’ancre pour y passer la nuit, avant de pousser plus avant.

Hatchepsout ne répondit rien, tout absorbée dans la contemplation du paysage qui se déroulait comme un gigantesque rouleau de papyrus. Le soleil devenait plus chaud et le fleuve plus rapide. Ils dépassèrent de petits villages aux huttes de terre, et virent de nombreux animaux contemplant d’un air désolé leurs pâturages inondés. Mais l’eau baissait et, en certains endroits, les paysans s’étaient remis à l’œuvre, courbés sur la terre fertile.

Ils arrivèrent à Abydos dans la soirée du quatrième jour. Le soleil déclinait derrière la petite ville, et, lorsque la lune et les étoiles l’eurent remplacé dans le ciel bleu foncé, Hatchepsout distingua le toit blanc des bâtisses à l’abri des palmiers, et au loin, les colonnes d’un temple. Elle se pelotonna dans son manteau, fascinée par ce silence auquel le vacarme incessant du palais ne l’avait pas habituée.

— Voici Abydos, où repose la tête d’Osiris, lui dit doucement Touthmôsis. De même que ta mère m’aimait, Isis aimait le dieu et elle est allée rechercher les morceaux de son corps dispersés aux quatre coins de la terre. J’ai fait construire ici des monuments, mais nous ne nous y attarderons pas. Abydos n’est pas bien éloigné de Thèbes et tu auras l’occasion d’y revenir. Je vais me coucher. Demain matin nous procéderons aux cérémonies consacrées à Osiris, puis nous repartirons.

Il embrassa son front glacé et s’éloigna. Hatchepsout, encore avide de jouir de la nuit, resta un long moment à contempler le reflet des petites lampes qui scintillaient à la surface de l’eau lisse et calme. Elle médita sur le meurtre du fils du Dieu-Soleil et sur l’amour d’Isis. Elle arpenta le pont du bateau, en écoutant les ronflements de son père ainsi que les rires et les voix en provenance de la barque des serviteurs, et ne regagna sa couche qu’au moment où le silence s’installa totalement sur la rive.

Au petit matin, tout le monde se réunit sur la berge pour sacrifier à Osiris. L’humeur était à la joie et, la cérémonie terminée, ils remontèrent tous à bord et firent vivement voile vers le large du fleuve. Hatchepsout avait dormi d’un sommeil profond et sans rêves et c’est le chant des oiseaux et la fraîcheur de l’air matinal qui l’avaient réveillée. Elle s’installa en face de Touthmôsis pour déjeuner, tandis que les bateliers s’appliquaient à mener la barque au milieu du fleuve. Un bon vent arrière gonfla soudain les voiles. Hatchepsout aperçut un amoncellement de ruines au nord de la ville et elle en fit la remarque à Touthmôsis qui posa son pain d’un air renfrogné.

— C’était il y a bien longtemps le temple de Khentamentiou, le dieu-chacal d’Abydos, grommela-t-il. Et à présent il n’en reste presque plus rien. Immondes Hyksôs ! Il en a fallu du temps pour que tes illustres ancêtres parviennent à les chasser d’Égypte ! Mais leurs saccages leur ont survécu.

— Khentamentiou, dit Hatchepsout, ce devait être un dieu très puissant pour les habitants d’Abydos. Je reconstruirai ce temple pour eux, et pour lui.

— Vraiment ? lui demanda Touthmôsis fort surpris. Parfait ! J’ai bien essayé moi-même, mais sans grand résultat. J’aurai une autre ruine à te montrer dans cinq jours. Tu iras écouter toi-même ce que veut t’apprendre la déesse, car il s’agit d’Hathor dont le temple de Cusae est livré à l’abandon.

Dans les jours qui suivirent, le paysage ne changea guère. Le fleuve continuait à regagner son lit et çà et là la terre apparaissait par plaques brunes et noires, où surgissaient de petites pousses vertes. De temps à autre la demeure d’un riche noble s’offrait aux regards, avec son mur d’enceinte le long du fleuve, et son débarcadère pavé ; mais cela n’arrivait pas souvent, car ils se trouvaient à présent fort loin de toute grande ville.

 

Au bout de cinq jours, ils arrivèrent à hauteur d’une route qui semblait s’enfoncer directement dans le fleuve. Le pharaon ordonna de jeter l’ancre et de descendre les litières.

— Cusae se trouve juste derrière les falaises, dit Touthmôsis. Voici la route qu’empruntaient les villageois pour descendre au fleuve. Il n’y passe presque plus personne aujourd’hui et j’ai pensé y poster un détachement d’hommes armés, car les brigands et les nomades du désert commencent à rôder dans ces collines et à menacer les derniers habitants.

Touthmôsis et Hatchepsout prirent place dans leurs litières et se mirent en route, encadrés par quatre gardes à l’affût du moindre mouvement, mais seuls quelques oiseaux volant haut dans le ciel limpide venaient troubler l’horizon.

En plein été une telle excursion n’aurait pas été supportable, mais à cette époque de l’année c’était une plaisante randonnée. Après avoir franchi un étroit défilé encaissé entre deux énormes rochers, ils débouchèrent au-dessus du village de Cusae : il n’en restait que quelques huttes de terre, apparemment habitées puisque de minces filets de fumée s’en échappaient, et les ruines de plusieurs riches demeures dont les occupants avaient fui lors de l’occupation barbare. À la lisière du village s’élevait un petit temple en ruine parmi les herbes folles. Hatchepsout put deviner les contours de ce qui avait été sans doute un charmant jardin.

— Je vais t’attendre ici, dit Touthmôsis. Continue toute seule, voilà le temple d’Hathor auquel tu dois rendre hommage.

Obéissante, Hatchepsout descendit de sa litière. Le sable était chaud sous ses pieds et rendait la marche pénible. Mais bientôt le sol se raffermit et elle s’aperçut qu’elle cheminait sur une ancienne allée dallée. Après avoir dépassé les ruines à demi enfouies sous le sable de l’entrée du temple, elle pénétra dans le vestibule aux dalles brisées et disjointes, entre lesquelles poussaient de petits buissons d’épineux. Des débris de colonnes gisaient alentour, rongés par le temps. Elle se fraya un chemin vers le sanctuaire et ses colonnes blanches, et constata qu’il ne restait plus rien de ce qui avait fait la splendeur de ce lieu sacré ; seul le désert vibrant de soleil s’étendait au-delà.

Elle regarda autour d’elle et l’infinie désolation du lieu lui fit monter les larmes aux yeux. Soudain, elle sentit qu’on lui touchait timidement la main. Quatre enfants, qui s’étaient glissés jusque-là, la contemplaient avec le regard sauvage et direct de l’extrême jeunesse. L’un d’eux tenait un arc grossier en papyrus, un autre une lance fabriquée à l’aide d’une branche. Ils étaient très maigres, les os saillants, et leur peau avait la couleur des plantes brunes sur lesquelles ils marchaient. Une petite fille lui toucha la main et recula, un doigt dans sa bouche. Hatchepsout se retint de rire.

— Mais que faites-vous ici ? leur demanda-t-elle sévèrement. Vous ne savez donc pas que ce lieu est sacré ?

Ils la regardèrent un moment sans comprendre, puis l’un des garçons intervint.

— Nous sommes venus jouer, dit-il fermement. C’est notre garnison et nous la défendrons jusqu’à la mort. Pour le pharaon, ajouta-t-il après avoir remarqué le riche vêtement et les sandales incrustées de joyaux de la visiteuse.

Avant qu’Hatchepsout eût le temps de répondre, la petite fille la tira par le pagne.

— Je sais ce que vous faites là, chuchota-t-elle. Vous êtes venue voir la belle dame ?

— Exactement, approuva Hatchepsout. Veux-tu me conduire auprès d’elle ?

L’enfant tendit une main maculée de sable à Hatchepsout et ensemble elles regagnèrent la cour extérieure, où la petite fille se fraya un chemin jusqu’à un pan de mur encore debout.

— La voilà, susurra-t-elle avant de courir rejoindre ses amis.

Étonnée, Hatchepsout baissa la tête et vit à ses pieds un grossier panier renfermant les reliefs d’une offrande : du pain sec, des fruits ratatinés, une fleur de lotus fanée. Et, contre le mur, à l’abri d’un éboulement de pierres, se dressait la déesse, encore parée de bleu, de rouge et de jaune, le sourire figé, ses deux cornes de vache dressées, l’une d’elles encore recouverte d’or. Hatchepsout tomba à genoux et embrassa les pieds d’Hathor. Puis elle s’assit et récita ses prières, non sans quelque difficulté car elle n’avait pas prié la déesse depuis son enfance. Elle lui demanda de bénir son règne.

— Faites que je devienne aussi belle que vous et je m’engage à relever toutes ces ruines et à y envoyer des prêtres pour brûler l’encens en votre honneur.

Hatchepsout se releva, baisa encore une fois les pieds de la statue et s’éloigna rapidement.

Les enfants l’attendaient de l’autre côté de la cour.

— Voulez-vous voir le pharaon ? leur demanda-t-elle tout à coup.

Incapables de lui répondre, ils éclatèrent de rire.

— Vous vous moquez de nous, dit un garçon. Que ferait donc ici le pharaon, loin de son trône et de sa couronne ?

— Peu importe, il est ici, répliqua-t-elle en le prenant dans ses bras. Suivez-moi.

Ils la suivirent non sans de nombreux chuchotements et regards incrédules. Peu après, Touthmôsis la vit arriver, suivie d’une horde de petits paysans. Il descendit de sa litière en grommelant.

— Père, s’écria-t-elle, voici les enfants de Cusae qui veulent rencontrer le pharaon !

Les enfants levèrent les yeux sur ce petit homme solide, aux yeux noirs étincelants, dont l’uraeus royal brillait sur le heaume.

— Prosternez-vous, prosternez-vous ! murmura impérativement le garçon aux autres enfants. C’est bien lui !

Hésitants, ils s’agenouillèrent tous, comme ils avaient l’habitude de le faire pour jouer, sans trop savoir comment se comporter.

— Relevez-vous, leur dit Hatchepsout en leur caressant la tête. Voici donc le pharaon. Vous pourrez raconter à vos parents ce que vous avez vu aujourd’hui !

Elle était tout excitée et rouge de plaisir.

— Je t’envoie chercher la déesse et voilà que tu me ramènes un petit troupeau d’oies du Nil ! lui dit Touthmôsis en éclatant de rire. Eh bien, vous, qu’avez-vous à dire ? Toi, là, donne-moi ton arc.

En une enjambée il fondit sur le petit garçon et lui prit son arc des mains.

— C’est toi qui l’as fait ?

— Oui, Majesté, parvint-il à répondre.

— Hmmm… et tu arrives à tirer avec ?

— Il ne marche pas très bien. Je n’ai pas réussi à trouver le bon morceau de bois, alors ma flèche ne part pas très loin.

Touthmôsis jeta l’arme et appela le capitaine de ses gardes.

— Kénamon ! cria-t-il. Donnez votre arc et vos flèches à cet enfant.

L’enfant n’en crut pas ses yeux, et prit les objets avec des mains tremblantes. L’arc était bien aussi grand que lui. Il en fit vibrer la corde.

— Oh ! merci, puissant Horus ! articula-t-il.

— Souviens-toi de ce jour, dit Touthmôsis en souriant. Lorsque tu seras grand, c’est pour moi que tu te serviras peut-être de cet arc. Maintenant, allons déjeuner. Viens vite, Hatchepsout, avant que toute la population ne vienne dépouiller mes soldats.

Ils repartirent sur leurs litières. Lorsque peu après Hatchepsout se retourna, elle aperçut quatre petites silhouettes noires, immobiles, qui se détachaient au loin devant les blanches colonnes du temple d’Hathor.

 

— C’est aujourd’hui que nous arrivons dans la plaine des pyramides, annonça Touthmôsis à sa fille.

Leur voyage durait depuis deux semaines et, pour Hatchepsout, tenait étrangement du rêve : des journées consacrées aux bains de soleil, à la bonne chère, aux discussions à bâtons rompus devant un paysage sans cesse renouvelé ; des nuits de profond sommeil, bercées par le clapotis des vagues dans quelque baie retirée. L’Égypte était un bien beau pays, bien plus extraordinaire que tout ce qu’elle avait pu imaginer.

— Je tiens à te montrer cette plaine, Hatchepsout, poursuivit Touthmôsis, plus que toute autre merveille, car c’est elle qui te fera prendre pleinement conscience de ta destinée. Tu n’en croiras pas tes yeux. Ce sont tes ancêtres qui ont bâti toutes ces splendeurs. Mais je n’en dirai pas plus. Regarde bien la rive gauche du fleuve ; les collines vont reculer et tu ne les verras bientôt plus.

La matinée s’écoulait et Hatchepsout avait fortement envie d’aller s’asseoir à l’ombre, mais son père restait immobile, sans qu’un mouvement vienne troubler son visage tendu vers l’occident.

Soudain un des bateliers poussa un cri.

— Regarde à l’horizon, s’écria Touthmôsis, voici la première !

Elle regarda. Une forme au sommet aplati se dessinait, petite, lointaine, surgissant de la plaine. Alentour aucun champ cultivé, aucune habitation ; seule une large bande de roseaux verts se frayait un chemin à travers le sable et l’eau. La pyramide ressemblait à un énorme galet tombé du ciel. On leur approcha des sièges et des parasols sous lesquels ils s’installèrent sans un mot ; les bateliers et les serviteurs aussi demeuraient silencieux. La silhouette se rapprocha, s’éclaircit et s’imposa à eux, entourée d’autres pyramides, ce qui mit Hatchepsout au comble de l’excitation. Ils se trouvaient juste à sa hauteur, et la jeune fille vit qu’elle était entourée de pierres éboulées, mais son sommet aplati et sa base massive semblaient défier les ravages du temps et des hommes.

— Elle n’a pas toujours eu cet aspect, remarqua Touthmôsis. Elle fut autrefois recouverte de la chaux la plus blanche et elle brillait comme le soleil dans l’éclat de sa puissance. Personne ne sait quel dieu se trouve enterré là, mais on pense qu’il s’agit du pharaon Snéfrou.

Ils passèrent devant une autre pyramide dont le sommet pointait vers les cieux. Hatchepsout retint son souffle. Il lui semblait déjà impossible que tout ceci fût l’œuvre des hommes, mais que de plus ces hommes fussent ses ancêtres voilà qui la bouleversait profondément.

— Mais ce n’est encore rien, ajouta Touthmôsis. D’ici jusqu’à Memphis, à une journée de bateau, les pyramides ponctuent le désert et leur diversité t’étonnera. Que penses-tu de tout cela ?

Il jeta un coup d’œil à sa fille, mais elle ne l’avait pas entendu. Le visage impassible, elle suivait des yeux le majestueux passage des tombeaux.

Ils atteignirent Memphis au cours de la nuit, et accostèrent légèrement en amont pour se reposer. Seules les pyramides se détachaient dans l’obscurité, mais Hatchepsout, étendue sur sa couche, pouvait entendre les rumeurs de la ville, le raclement des bateaux à l’amarre, l’écho des voix, toute une cacophonie de bruits nocturnes qui l’empêchaient de dormir. Son père lui avait peu parlé de la ville, dont elle savait seulement qu’elle était autrefois la capitale de l’Égypte. Les bruits citadins lui firent regretter Thèbes, le confort de son appartement, les visages familiers. Elle pensa soudain à Senmout et à la petite vallée de l’autre côté du fleuve. Elle ne savait toujours pas exactement ce qu’elle allait y faire construire, mais elle souhaita de tout son cœur que Senmout parvienne à édifier en son honneur des monuments aussi splendides que les pyramides. Mais comment ? Les fatigues de la journée l’avaient épuisée et elle désirait ardemment dormir, car le lendemain, elle aurait à revêtir une fois de plus ses parures royales et à recevoir les hommages du vice-roi. Néanmoins le sommeil ne vint pas.

À l’aube, elle s’enveloppa dans son manteau et descendit sur le rivage. Elle respira quelques instants les parfums humides d’une palmeraie qui s’étendait alentour, puis regagna sa cabine en frissonnant et se plongea avec délices dans le bain chaud que lui avait préparé son esclave. Elle se laissa baigner. Elle avait accepté à titre exceptionnel de revêtir une robe qu’au sortir du bain l’esclave lui passa et retint à la taille avec une ceinture dorée, incrustée de lapis-lazuli et ornée de franges d’or. Elle s’assit, prête à être maquillée : un fard doré pour les paupières, du khôl autour des yeux, du henné sur les lèvres et la paume de ses mains délicates. On lui brossa les cheveux, avant de poser la lourde perruque de cérémonie, formée d’une centaine de petites tresses brunes qui lui descendaient jusqu’aux épaules. C’est avec la plus grande difficulté qu’elle parvint à bouger la tête pour choisir ses bijoux. Elle décida de porter un pectoral en or : deux oiseaux d’Horus porteurs de la double couronne, face à face, retenus par deux serpents entrelacés, des bracelets d’électrum, et une petite calotte dorée, recouverte de plumes en turquoise.

Une fois habillée et chaussée, elle alla retrouver Touthmôsis qui l’attendait en regardant la rive proche. Il avait lui aussi revêtu ses vêtements de cérémonie, or et bleu pâle, rehaussés de cuir blanc. Son visage était soigneusement maquillé, et c’est d’un air absent qu’il la salua, les yeux fixés sur l’assemblée de notables massés le long du débarcadère. Une large avenue menait directement aux murailles blanches de la ville et à sa porte de bronze grande ouverte, qui laissait entrevoir les maisons, les obélisques et les jardins d’un temple.

— Voilà le célèbre Mur blanc de Ménès, dit Touthmôsis, et au loin les colonnes de la demeure de l’épouse du dieu Ptah. Nous déjeunerons ce matin avec le grand prêtre de Memphis, mais auparavant, nous nous rendrons au temple.

Une passerelle fut installée et la sonnerie des cors retentit. Hatchepsout et le pharaon descendirent lentement vers les dignitaires. Le chef héraut de Touthmôsis énonça tous ses titres, et le grand prêtre s’avança vers eux et se prosterna à leurs pieds.

— Relève-toi, dit Touthmôsis.

Le grand prêtre, un jeune homme bien en chair, au nez crochu et au regard vif, se dressa et dit avec gravité :

— Heureux soit ce jour ! L’Égypte entière se réjouit au passage de la fleur de l’Égypte. Heureuse soit la ville de Memphis, bien-aimée de Ptah !

Un cortège se forma en direction de la ville, sous les tumultueuses ovations de la foule. Les enfants couraient en avant jonchant le chemin de fleurs de lotus. C’était un jour exceptionnel pour les habitants de Memphis. Le dieu et sa fille seraient leurs hôtes pendant deux jours… Les échoppes et les écoles resteraient fermées, et toute la population se masserait dans les rues, dans l’espoir d’apercevoir ce petit prince dont l’Égypte entière louait la beauté et l’arrogance, ainsi que ce pharaon déjà légendaire.

Les appartements royaux du temple avaient été préparés et, dans la salle du banquet, le soleil levant inondait déjà de sa lumière les tables, les fleurs, les tapis, les coussins et les coupes de vin. Un brasier avait été allumé en prévision de la fraîcheur de l’aube, et Hatchepsout tendit les mains vers la flamme. Elle avait laissé son manteau sur le bateau, afin que la foule pût mieux la contempler, et elle commençait à avoir froid. Après nombre de discours et de prosternations, une petite cloche retentit et le repas commença. Hatchepsout fut charmée de se voir proposer ses mets favoris : des concombres au poisson, de l’oie en sauce, et des salades variées. Elle en fit compliment au grand prêtre.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-elle.

— Ptahmès, Altesse. Mon père est le vice-roi du pharaon.

— Je suppose que vous servez l’épouse de Ptah avec diligence, car autrement vous n’auriez pas été nommé grand prêtre.

Ptahmès rougit et s’inclina.

— J’ai eu le bonheur de plaire au dieu et il m’en a récompensé, dit-il en regardant avec une franche curiosité ce visage maintes fois décrit par ses amis à leur retour d’un voyage à Thèbes.

Mais devant ce large sourire et ces yeux noirs et captivants comme une nuit d’été, il constata qu’aucun n’avait su décrire le gracieux geste de cette main, la charmante inclinaison de ce long cou, la voix douce et particulièrement mélodieuse.

— Il y a longtemps que j’adore Sekhmet, lui dit-elle, et ce fut un immense plaisir pour moi ce matin que de me trouver devant elle pour la première fois. Amon est très puissant, mais Sekhmet, comme Hathor, comprend le cœur des femmes.

Elle s’était légèrement penchée vers lui pour lui faire ces confidences et il fut conquis. À vrai dire, on lui avait aussi parlé de son obstination, de son orgueil, de ses colères soudaines, et il avait passé la nuit dans l’angoisse d’être disgracié.

— Sekhmet est très puissante ! approuva-t-il avec ferveur.

Elle lui sourit.

— Demain, nous procéderons ensemble à un sacrifice, lui dit-elle. Je crois que mon père et moi devons nous rendre à l’aube auprès du Taureau Sacré, mais je vous ferai appeler après le déjeuner.

— Ce sera un grand honneur pour moi. Altesse, répondit-il. Le pharaon et mon père ont à faire ensemble, je pourrais donc, si vous le désirez, vous montrer ma belle ville de Memphis.

Il regretta un instant son audace, mais elle reposa sa coupe et se rinça les doigts, puis hocha la tête d’un air sérieux.

— J’en serais très heureuse, Ptahmès. Et vous viendrez dîner avec votre père sur la barque royale. Nous voyageons avec fort peu de moyens de divertissement, mais j’ai pris mon luth. Peut-être connaîtrez-vous quelque musicien local susceptible de jouer pour nous ? J’ai une passion pour la musique.

— Je vais m’en occuper, Altesse. Il y a longtemps que nous attendons votre visite. La dernière fois que j’ai vu votre père, je n’étais qu’un enfant, mais depuis, j’ai beaucoup entendu parler de la fleur de l’Égypte.

— Quelles sont ces flatteries, noble Ptahmès ?

— Votre Altesse n’a nul besoin d’être flattée par son humble serviteur, répondit-il en rougissant. (Il allait poursuivre, mais le pharaon fit signe à Hatchepsout de le suivre et ils quittèrent la salle.)

Le reste de la journée se passa en visites protocolaires. Ils allèrent déjeuner avec le père de Ptahmès, en compagnie de sa timide épouse et de leur fille. Dans l’après-midi, ils retournèrent faire la sieste sur le bateau. Hatchepsout, fatiguée des discours et des déplacements, n’eut aucun mal à s’assoupir, malgré l’inconfortable appui-tête d’ébène destiné à maintenir sa perruque en place.

Lorsque le soleil commença à décliner, Touthmôsis se rendit au palais de Justice, portant la crosse et le fléau, afin d’y entendre les prévenus, Hatchepsout à ses côtés. À la nuit tombée, ils retournèrent au bateau tout illuminé. Ptahmès s’y trouvait, plus à l’aise à présent, ainsi que son père et toute sa famille. Hatchepsout les régala de nombreuses petites histoires de la cour tandis que défilaient les plats et les carafes et que résonnaient les chants et les accords des musiciens du vice-roi. Tard dans la nuit, Touthmôsis congédia ses invités, qui s’éloignèrent lentement, étourdis par la bonne chère.

 

Au petit matin, Hatchepsout et Touthmôsis se rendirent à l’enclos du Taureau Sacré de Memphis. Apis, symbole de la fertilité de la terre et de l’homme, était vénéré dans toute l’Égypte, et Touthmôsis lui rendait régulièrement hommage.

Le dieu était abrité dans un petit temple jouxtant le Mur blanc, de l’autre côté de la ville. Au moment où Hatchepsout et Touthmôsis entrèrent dans la première cour, une violente odeur de bétail leur parvint aux narines. Le prêtre qui les attendait leur tendit des guirlandes pour le dieu qu’ils entendirent trépigner et souffler dans le sanctuaire proche.

Ils s’agenouillèrent sur la litière de paille. Touthmôsis remplit l’encensoir, et ils entonnèrent ensemble les litanies, sous les regards paisibles du Taureau Sacré. Puis Hatchepsout s’approcha pour lui jeter des fleurs sur les cornes. Elle se pencha par-dessus la barrière dorée, et la bête leva la tête et lui lécha le bras. Ravie, elle se pencha davantage et le gratta derrière les oreilles. Le taureau gronda et ferma les yeux. Le prêtre ne put réprimer son étonnement car Apis avait la réputation de se montrer brutal et maints novices chargés de le laver étaient repartis meurtris et terrorisés.

Une fois dehors, le prêtre s’inclina profondément devant elle.

— Tout au long de votre règne, le pays jouira d’une grande prospérité, dit-il. Nous en avons la preuve. Longue vie et santé à Votre Majesté !

C’était la première fois qu’Hatchepsout s’entendait appeler. Majesté et, stupéfaite, elle jeta un coup d’œil à Touthmôsis. Fort surpris lui aussi par son pouvoir sur l’animal, il lui fit un petit salut, la prit par le bras et la conduisit hors du temple. Le soleil surgissait à peine de l’horizon et toute la ville baignait dans une lumière rosée.

— À présent que nous avons rendu hommage à Ptah, créateur du monde, dit Touthmôsis, rendons hommage à nos estomacs. Es-tu fatiguée, Hatchepsout ?

— Non. Je suis aussi résistante que vous, père, et vous le savez bien ! Mais les beaux discours commencent à m’ennuyer.

— Tu n’en as encore jamais prononcé ! se moqua-t-il gentiment.

Pendant que Touthmôsis s’entretenait avec le vice-roi, le grand prêtre fit faire à Hatchepsout le tour de la ville en litière. Il lui montra l’ancien palais royal, siège du pouvoir depuis des siècles, et l’emmena au sommet du Mur blanc d’où elle put admirer le paysage alentour, loin au-delà de l’océan de palmiers dattiers, jusqu’à la frange des falaises rouges qui s’élevait à l’ouest. Ils visitèrent les marchés et les chantiers navals. Elle avait un commentaire à faire sur tout ce qu’elle voyait, de telle sorte que le grand prêtre, pour son plus vif soulagement, n’eut aucun silence à combler. Hatchepsout aimait cette ville qui semblait survivre fièrement à ses splendeurs passées, sans amertume aucune. Elle promit à Ptahmès d’y revenir plus tard.

— Lorsque vous viendrez à Thèbes, je vous montrerai ma ville, dit-elle en quittant le jeune homme bouleversé et conquis par son charme.

— Avant de partir, nous allons nous rendre à l’ouest de la ville, lui apprit Touthmôsis. Je n’ai pas voulu en faire part au bon peuple de Memphis, car je voudrais que tu voies la nécropole déserte.

Après avoir parcouru un méandre du fleuve, ils accostèrent de nouveau sur la rive gauche. Touthmôsis s’empressa de faire descendre les litières, et c’est une Hatchepsout maussade et épuisée qui mit pied à terre, la tête douloureuse, les yeux brûlants de sommeil, persuadée d’avoir déjà fait plus que son devoir pour ce jour-là.

Au bout d’une heure de marche, Touthmôsis fit arrêter les porteurs. Il descendit de sa litière et tendit la main à sa fille ; d’un geste elle dédaigna son offre et mit pied à terre toute seule en défroissant son pagne d’un air agacé.

Il remarqua sa moue boudeuse et son regard renfrogné mais sans faire la moindre réflexion il lui prit le bras et l’attira un peu plus loin.

— Regarde, voilà les ruines de la Cité des Morts, la nécropole de l’ancienne Memphis, dit-il. Regarde les réalisations du grand dieu Imhotep en personne.

Hatchepsout se protégea les yeux du soleil et regarda autour d’elle, toute sa colère évanouie. Une plaine s’étendait à perte de vue, parsemée çà et là de quelques palmiers isolés, et, émergeant du sable, avec ses tours, ses chaussées dallées, ses pyramides et ses pans de murs, surgissait Saqqarah, cité de la poussière. C’était un endroit particulièrement impressionnant, et la beauté chaotique du lieu bouleversa Hatchepsout qui saisit la main de Touthmôsis.

— C’est Imhotep, génie et dieu, qui a créé tout cela, dit-il posément.

Hatchepsout aperçut une pyramide en escalier, dont les degrés montaient vers un sommet écroulé depuis longtemps.

— C’est le monument funéraire de Djoser, guerrier et roi puissant, qu’Imhotep a construit de ses propres mains. Le roi a fait graver au-dessus de son portrait : « Chancelier du roi de Basse-Égypte, administrateur du grand palais, seigneur héréditaire, grand prêtre d’Héliopolis, Imhotep, architecte et sculpteur. » Que reste-t-il de son palais et de ses jardins embaumés ? Regarde et apprends, Hatchepsout.

— C’est assurément un lieu saint ; dit-elle, mais très inquiétant. Regardez, regardez ces colonnes en forme de lotus ! Que sont devenus ceux auxquels étaient destinées ces merveilles ?

Touthmôsis fit demi-tour.

— Cela aussi fait partie de ton héritage. Il est indispensable pour un roi de se souvenir qu’en fin de compte il ne reste que des pierres.

Avant de remonter à bord, ils s’arrêtèrent dans la chapelle d’Imhotep, et admirèrent, comme beaucoup l’avaient fait ayant eux, le visage profond et intelligent de celui que l’Égypte vénérait comme le dieu de la guérison. Hatchepsout pensait aux ruines et au considérable effort de conception nécessaire pour réaliser un tel chef-d’œuvre. Ses pensées se portèrent sur Senmout qui travaillait sans doute à ses plans en attendant son retour.

Ils regagnèrent le bateau, et s’endormirent épuisés, tandis que Saqqarah disparaissait peu à peu à l’horizon.

 

À Gizeh, au nord de Memphis, ils se firent à nouveau porter à l’intérieur des terres vers ce qui constituait aux yeux de Touthmôsis la preuve irréfutable de la divinité de ses ancêtres.

Hatchepsout était en proie à la plus vive impatience, sachant que ce qu’elle allait contempler était d’une extrême importance en regard de tout ce qu’elle avait pu voir jusqu’à présent. Elle avait l’intention de faire édifier le plus extraordinaire monument de tous les temps, et les pyramides et les temples qu’elle avait admirés ne faisaient que stimuler son appétit de gloire. En pensant à sa vallée, elle sentait encore une fois l’appel de sa destinée, l’appel muet des falaises.

— Regarde, lui dit Touthmôsis, voici les trois joyaux de l’Égypte.

Des silhouettes d’un blanc éclatant se détachaient à l’horizon. Lorsque Hatchepsout mit pied à terre, elle eut besoin de la poigne énergique de son esclave pour ne pas tomber, si forte était son extase. Quand elle retrouva ses esprits, elle voulut s’approcher des pyramides, en faire le tour, les toucher, les examiner ; mais après avoir contourné la première, elle abandonna son projet et, perplexe, s’approcha de Touthmôsis.

— Ceci ne peut être l’œuvre des hommes ! dit-elle. Les dieux sont descendus sur terre et ont érigé ces monuments à leur gloire !

La parfaite symétrie de leurs arêtes la ravissait et elle admirait leurs formes simples et fières, aiguës comme les dents de Seth ainsi que leur imposante supériorité.

— C’est pourtant l’œuvre des hommes, répondit Touthmôsis. Des milliers d’esclaves ont travaillé à ériger ces tombeaux royaux. C’est ici que reposent Khéops, Khephren et Mykérinos. Seules ces pyramides sont dignes de protéger leurs corps sacrés. Mais viens voir une autre merveille.

Ils se dirigèrent vers le sud, et Hatchepsout se trouva soudain entre les pattes gigantesques d’un lion.

— C’est la représentation du roi Khephren, lui apprit Touthmôsis. Il garde l’entrée de sa tombe pour l’éternité. Des formules magiques ont été gravées sur son poitrail. Il a été taillé directement dans la falaise, accroupi, toujours aux aguets, prêt à bondir sur tous ceux qui ne sont pas dignes de l’approcher.

« En suis-je digne ? » se demanda Hatchepsout la gorge serrée, écrasée par la statue gigantesque de l’animal et l’inquiétant avertissement gravé dans la pierre. Elle demeura immobile un très long moment, jusqu’à ce que l’ombre du lion s’étendît loin vers le désert et les tombeaux solitaires.

Touthmôsis, assis sur un rocher, regardait la petite silhouette blanche. Il savait parfaitement ce que sa fille ressentait, car il avait lui aussi voulu relever le défi après avoir vu pour la première fois les réalisations extraordinaires de ses ancêtres. C’est par la guerre qu’il avait réussi à répondre aux dieux, et il se demandait quelle serait la réponse d’Hatchepsout. Lorsque l’obscurité l’eut totalement cachée à sa vue, il envoya Kénamon la chercher ; le soldat la trouva assise sur une des pattes du Dieu-Soleil, le menton dans la main, fixant la nuit noire de ses beaux yeux embués. Il s’inclina devant elle et elle le suivit, remplie d’admiration, et aussi d’accablement. En apercevant les petites lumières du bateau, clignotant dans la nuit, elle fut à nouveau submergée par le poids de ses rêves, passés et présents, et c’est avec le plus grand soulagement qu’elle se laissa laver et habiller. Une fois confortablement installée, une coupe de vin à la main, les rêves s’estompèrent, faisant place au sentiment d’avoir déposé aux pieds de Khephren une partie de son enfance.

 

Il y avait à peine une demi-journée de voyage entre Gizeh et Héliopolis et ils parvinrent au cœur même de l’Égypte aux environs de midi. Les notables montèrent à bord présenter leurs hommages au couple royal qui ne descendit pas à terre. Hatchepsout devait recevoir sa première couronne au temple du Soleil. Assise sur sa petite chaise, elle admirait, par-dessus les têtes des nobles penchées pour lui baiser les pieds, les tours étincelantes de la ville. Derrière elle, sur la rive gauche, s’élevaient d’autres pyramides. Touthmôsis alla se reposer quelques instants, après le départ des dignitaires. Mais Hatchepsout fit placer son siège dans la direction de Thèbes et médita sur son destin.

Elle resta dans cette position jusqu’au soir, refusant toute nourriture, et Touthmôsis la laissa seule. Saisi par le soudain désir de chasser, il partit dans les marais avec ses serviteurs, laissant Hatchepsout immobile, les pieds nus baignés par les derniers rayons du soleil. Le dîner fut servi avant le retour du pharaon et elle se restaura rapidement, avant d’aller se coucher. Les exclamations de son père au retour d’une fructueuse chasse la réveillèrent au milieu de la nuit. Le lever du soleil la retrouva de nouveau assise sur le pont. Son esclave vint la prier de rentrer dans sa cabine afin d’y être préparée pour la cérémonie et elle la suivit docilement, sans un mot. Elle en ressortit une heure plus tard, toute vêtue de blanc, la tête nue.

— Je suis prête, dit-elle en souriant à Touthmôsis qui l’attendait.

Les prêtres la conduisirent au temple, par des rues bordées d’une foule silencieuse, consciente de la solennité de la cérémonie. À la porte du temple elle trouva tous les dignitaires d’Héliopolis rassemblés, impatients de voir celle qui n’était finalement qu’une pâle enfant intimidée. Elle marcha lentement jusqu’à la Pierre Sacrée, et, perdue dans ses pensées, resta un moment à contempler cette pierre jaillie du premier rayon du soleil, au premier jour de la création. Puis elle se détourna, et d’un brusque mouvement laissa tomber sur le sol le tissu dont elle était drapée. Une exclamation étouffée s’éleva de la foule ; son corps était entièrement recouvert d’or, incrusté de pierres précieuses, et seule sa tête était nue.

Prosternée, elle s’avança jusqu’à la représentation d’Amon-Râ, placée sur un trône à côté de la Pierre Sacrée, puis les dieux firent leur entrée dans un halo d’encens. Elle les vit tous en se relevant : Thot et sa tête d’ibis ; Horus et ses yeux perçants de rapace ; et Seth le fier, le cruel. Elle gardait l’air indifférent et froid envers tout ce qui l’entourait, mais lorsque Touthmôsis s’approcha d’elle pour l’embrasser, elle se jeta contre lui, la tête enfouie au creux de son cou. Elle savait qu’il lui faisait en cet instant son dernier présent, le don de son trône, de façon bien plus irrévocable que lors de toutes les cérémonies qui se dérouleraient encore, et elle fondit en larmes, sans nulle honte, sous les cris de joie de l’assemblée. Touthmôsis la tint fermement d’une main, et de l’autre imposa le silence.

— Adorée ! lui glissa-t-il à l’oreille. Adorée, poursuivit-il à haute voix, toi que je tiens dans mes bras, tu es mon héritière et toi seule !

Il la repoussa, le visage baigné de larmes, sans qu’elle fît un geste pour les dissimuler.

Alors Thot, dieu de la sagesse, parla au nom de tous :

— Mettez-lui le diadème sur la tête, devant tous les dieux et les hommes.

Hatchepsout sentit des mains lui poser sur la tête la belle couronne qu’avait portée sa mère et avant elle, toutes les reines. Le grand prêtre commença à énoncer les titres qui avaient été ceux d’Ahmès, mais sa voix se perdit dans le tonnerre des applaudissements et des cris lorsque Hatchepsout leva les bras en signe de triomphe.

Touthmôsis l’étreignit encore une fois, et sa voix forte couvrit les exclamations de la foule.

— C’est Hatchepsout, ma fille, qui prendra désormais ma place. Dorénavant, c’est elle que vous devrez suivre. Quiconque lui obéira vivra, mais quiconque s’opposera à elle mourra assurément !

Le pharaon et sa fille sortirent du temple, et à chaque pas, les hommes se prosternaient en essayant de leur baiser les pieds.

On avait dressé de grandes tentes au bord du fleuve, et un festin les attendait. Touthmôsis et Hatchepsout festoyèrent en compagnie des nobles qui ne se réjouissaient pas tous. Certains doutaient de la santé mentale du pharaon qui commençait à se faire vieux et à devenir particulièrement émotif ; d’autres, devant le charmant petit visage et la fragilité apparente de la régente, se prenaient à craindre pour l’avenir du pays, et souhaitaient que Touthmôsis régnât quelques années encore.

Touthmôsis connaissait leurs réticences. Il les lisait dans leurs yeux, mais se gardait de formuler la moindre observation, le regard tourné vers Hatchepsout, sa bien-aimée, en grande conversation avec Kénamon.

— Je préfère une bride courte et un mors rigide, expliquait-elle, car comment voulez-vous maîtriser votre cheval au cœur de la bataille si vous ne l’avez pas habitué à tout cela dès le début ?

Touthmôsis vida sa coupe d’un trait et se passa la langue sur les lèvres d’un air satisfait.

 

Pendant trois jours entiers, ils furent les hôtes d’Héliopolis et levèrent l’ancre le quatrième jour.

— Thèbes, ma belle ville de Thèbes, soupira Hatchepsout. Père, malgré les plaisirs de ce voyage, je suis tout de même heureuse de rentrer chez nous.

Le cobra qu’elle portait sur la tête scintillait à chaque mouvement.

— L’entraînement militaire commence à me manquer sérieusement et je suis impatiente de commencer les travaux de mon temple.

— Tu sais donc ce que tu vas faire construire ?

— À peu près, mais je ne peux rien en dire avant d’avoir consulté Senmout.

— Ah ! oui, le jeune et bel architecte ! Il doit être submergé de travail à présent, car Inéni a été nommé gouverneur de Thèbes et aura fort peu de temps à consacrer à ses précieux travaux…

— Comme je suis heureuse ! s’exclama-t-elle. Je suis sûre que mère aurait été contente de me voir couronnée au temple !

— Rien n’est moins sûr, répliqua doucement Touthmôsis. Ton avenir l’inquiétait énormément et la couronne que tu portes aujourd’hui n’est rien comparée à celle qui sera la tienne très prochainement. Non, je crois qu’elle s’y serait farouchement opposée, ajouta-t-il en riant franchement.

— Vous avez peut-être raison. Et c’est moi qui ai hérité de tous ses titres. Grande Épouse Royale. Comme cela est étrange. C’est ainsi que je l’ai entendu nommer, depuis ma plus tendre enfance. L’Égypte entière l’adorait.

Elle se demandait si le peuple allait l’aimer à son tour, et décida que cela avait somme toute peu d’importance. L’important, c’était le pouvoir, le pouvoir de se faire obéir pour le bien de l’Égypte, – et elle commençait déjà à le détenir.